jeudi 1 octobre 2009

"À 60 ans, mon oreille se pacifia"

Dans Les Entretiens de Confucius, on trouve les réflexions autobiographiques suivantes du sage:

“A quinze ans, ma volonté s'appliquait à l'étude, à trente ans je m’étais affirmé, à quarante ans délivré du doute, à cinquante je connaissais le décret du Ciel, à soixante, mon oreille se pacifia et à soixante-dix ans, suivant les désirs de mon cœur, je n'enfreignais plus aucune règle”.

Le maître évoque dans ces propos un projet personnel de perfectionnement intellectuel et surtout moral, sensé se poursuivre tout au long de la vie d’un homme. Le parcours d’une nation est tout autre. Ceci étant, il n’est pas sans intérêt, à l’occasion du 60e anniversaire de la République Populaire de Chine, de réfléchir sur l’histoire du régime à la lumière des jalons posés par Confucius. Peut-on dire qu’à 60 ans, la RPC a « l’oreille pacifiée, » en d’autres mots qu’elle est sûre du chemin qu’elle a pris au point de ne plus avoir à « écouter » ailleurs?



Premier point à souligner, la Chine a moins 60 ans aujourd’hui que deux fois 30, tellement la rupture entre la période maoïste et celle des réformes qui l’ont suivi est grande. Si les China-watchers occidentaux évoquent souvent la Chine maoïste dans les portraits qu’ils brossent de la Chine actuelle, en réalité l’histoire de la Chine sous Mao Zedong renvoie aux drames du 20e siècle—la montée puis le déclin de l’impérialisme, le spectre des deux grandes guerres, l’émergence de « l’état mobilisateur » (l’Allemagne sous Hitler, l’URSS sous Staline) et du « nationalisme révolutionnaire » (en Chine et au URSS, entre autres), et surtout les pressions issues de la guerre froide. La Chine maoïste se résume largement :

--au rejet du capitalisme et de la démocratie libérale occidentale, associé aux projets révolutionnaires qui visaient à la fois la société et l’individu;

--à une mobilisation stalinienne de la main d’œuvre pour faire rapidement de la Chine une superpuissance (et donc la protéger du méchant Occident);

--et au pouvoir personnel du grand timonier, qui lançait trop souvent la Chine entière dans des projets utopiques (le Grand bond en avant, la Révolution culturelle), projets qui, après coup, semblent avoir été des caprices non seulement profondément égoïstes mais aussi désastreux.

Si Mao Zedong et son époque sont parfois évoqués en Chine avec une certaine nostalgie aujourd’hui, il y a en réalité très peu de Chinois qui désirent retourner à l’atmosphère de crise et mobilisation perpétuelles, de sacrifice sans fin, et d’incertitude, voire de terreur, qui a marqué l’ère Mao. Au lieu de « s’affermir » à 30 ans, la Chine de Mao Zedong s’est effondrée, un fait reconnu—si tacitement—à la fois par le régime actuel et le peuple chinois.

Le jeune adulte qu’est la Chine des réformes est-il davantage « affermi » à 30 ans que son prédécesseur? La plupart des observateurs occidentaux répondront « non », en soulignant l’écart entre son économie, qui se développe à grands pas, et son gouvernement, qui lui traîne la patte lorsqu’il s’agit de joindre les rangs des régimes démocratiques. Fiers de leur succès, beaucoup de Chinois rejettent cette vision trop déterministe mais ne sont pas pour autant unanime quant au caractère que la Chine devrait revêtir à l’avenir. Signe de bonne santé, les Chinois débattent de plus en plus ouvertement, par l’entremise de la blogosphère, sur les questions politiques, les partisans de la démocratie s’affrontant aux nouveau Confucéens et aux gens de la nouvelle gauche. Au sein du gouvernement, il y a consensus autour de « stabilité et croissance », mais les chercheurs rattachés aux thinktanks à Beijing s’inspirent plus du modèle scandinave que de celui du Venezuela de Chavez.

En tant qu’historien, au-delà des questions d’anniversaires et d’identités, je suis frappé surtout par certaines continuités entre la société chinoise contemporaine (surtout la société urbaine) et celle avant l’ère maoïste. Le triomphe de Mao et sa révolution a trop longtemps monopolisé l’attention des historiens, de sorte que l’histoire du 20e siècle en Chine se résume souvent au seul drame du mouvement communiste. Or comme le souligne le sinologue suisse, Frank Dikötter, dans son volume récent, The Age of Openness, China before Mao (Berkeley, 2008), la Chine de la première moitié du 20e siècle était ouverte au monde et en pleine mutation sur des plans n’ayant pas de lien direct avec le communisme ou la révolution. L’éducation occidentale était déjà très à la mode en Chine et, comme maintenant, les parents qui avaient les moyens envoyaient leurs enfants étudier à l’étranger. Les artistes, écrivains, et chercheurs chinois étaient alors pleinement branchés sur les mouvements internationaux. Certaines villes chinoises revêtaient déjà un caractère cosmopolite et international. La présence et l’influence de la communauté missionnaire (surtout protestante) était très marquée tant sur le plan religieux que celui d’activités caritatives. Si cette présence fut contestée par certains, elle a été accueillie les bras ouverts par d’autres, d’où les racines de l’engouement pour le protestantisme en Chine aujourd’hui. La montée du qigong et Falun Gong dans les années 1980 et 1990 rappelle l’engouement pour les nouveaux mouvements religieux à caractère néotraditionnel—appelés « sociétés rédemptrices » par les chercheurs—qui a emballé des dizaines de millions de Chinois au cours des années 1920, 1930 et 1940. Le renouveau religieux en cours en Chine depuis 30 ans est plus facile à comprendre en tant que reprise d’un mouvement amorcé au cours de la période républicaine que comme réaction aux excès du communisme.

Bref, la société chinoise de la première moitié du 20e siècle s’ouvrait au monde dans l’espoir de trouver de quoi remplacer la tradition confucéenne qui ne fonctionnait plus. La société chinoise de nos jours s’ouvre au monde dans l’espoir de trouver de quoi remplacer la tradition maoïste qui ne fonctionnait plus. À la lumière de ceci, l’époque maoïste fait figure de rupture, d’interruption qui a retardé la maturation d’une société qui se veut à la fois chinoise et moderne. Espérons que le régime communiste, qui fête aujourd’hui ses 60 ans, et sur lequel certains vestiges du maoïsme continuent à peser, aura la sagesse de son âge et permettra au peuple chinois de grandir à son gré.

David Ownby, à Montréal

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