jeudi 4 juin 2009

Lu et Vu : Coma pékinois et devoir de mémoire

Le 4 juin 2009 marque le 20e anniversaire des événements de la Place Tian’anmen. La lecture du dernier roman / témoignage de Ma Jian, Beijing Coma, me semble ainsi toute indiquée pour la commémoration de la tragédie, d’autant plus que, avis à nos lecteurs non-sinologues, il a été publié en français en août dernier chez Flammarion. L’auteure de ces lignes vous conseille toutefois la version anglaise, celle-là traduite du chinois, alors que la version française a été traduite de l’anglais. Intitulé 肉土 (terre de viande) en chinois, ce roman est à l’image des œuvres de Ma Jian, entre fiction et réalité, entre témoignage et récit, entre histoire et liberté, entre désillusion et devoir de mémoire. Click here for English.

Ma Jian (马建), parfois surnommé le « Soljenitsyne chinois », est né en 1953 dans la pittoresque ville de Qingdao (province du Shandong). D’abord photojournaliste et peintre au service de la propagande, il se met à l’écriture de satires et de nouvelles dès les années quatre-vingt. Son style est rapidement jugé dérangeant par le régime et la surveillance exercée par les autorités pousse Ma Jian à quitter le continent pour Hong-Kong en 1987. Un an plus tard, l’auteur signe son premier roman, 亮出你的舌苔或空空荡荡 (La mendiante de Shigatze, publié chez Actes Sud en 1993) dont l’action se déroule au Tibet, où l’auteur dresse un sombre portrait de la culture tibétaine, à des lieues de « la jolie carte postale ». Le livre est évidemment immédiatement interdit en Chine. En 1990, il publie 拉面者 (Nouilles chinoises, publié en français chez Flammarion en 2005). Cette fois-ci, Beijing sert de toile de fond à l’intrigue, ficelée à travers la rencontre entre un écrivain à la solde du Parti et un homme ayant fait fortune dans le commerce du sang. Établi définitivement en Allemagne en 1997 puis, à Londres en 1999 avec sa femme et traductrice Flora Drew, Ma Jian signe ensuite 红尘 (Chemins de poussière rouge, publié en français aux Éditions de l’Aube en 2005), sorte de roman autobiographique où l’auteur raconte un périple entrepris en Chine, un pays auquel il est devenu étranger, un pays qu’il décrit comme corrompu à la moelle.


Ma Jian habitait Hong-Kong lorsque les événements de la Place Tian’anmen ont embrasé la capitale chinoise à l’été 1989. Solidaire des causes défendues par les manifestants, il a immédiatement quitté son repaire pour se joindre au mouvement. Dans les rues de Beijing, il a pris des photos et s’est mis à écrire ce qu’il ressentait face au déroulement et au dénouement des événements. Certains de ces souvenirs et de ces émotions couchées sur le papier ont été repris dans Nouilles chinoises puis dans Beijing Coma, que l’auteur mit dix ans à écrire.

Beijing Coma propose de revivre les événements de la Place Tian’anmen à travers la personne de Dai Wei, un leader étudiant debout sur les barricades et tenant haut et fermement sa banderole pour la liberté et la démocratie. Atteint d’un projectile à la tête par un policier en civil, l’étudiant au doctorat en biologie moléculaire de Beida entre dans un profond coma, sorte de vie parallèle où il se met à se remémorer par bribes les événements de sa vie et de celle de ses proches. Narrant les principales pierres angulaires de la vie de ses parents, son père « droitier » et sa mère, une communiste profondément convaincue, le comateux émerge finalement de sa prison dix ans plus tard, ne reconnaissant plus la Chine pour laquelle il s’est battu. À travers le fil conducteur du roman, le lecteur est donc « pris » dans la tête de Dai Wei et suit chronologiquement les événements qui menèrent à cette Chine dénaturée que nous décrit Ma Jian. On passe ainsi à travers des événements comme la Révolution culturelle (1966-76), où Dai Wei se souvient d’une jeune villageoise de seize ans dont le Parti ordonna qu’on mange le cadavre. « If you don’t eat the enemy, you’re the enemy ». À glacer le sang.

À travers la narration, l’auteur touche aussi à plusieurs sujets chauds en Chine contemporaine, notamment la hausse vertigineuse des coûts reliés aux soins de santé en Chine, l’avarice et la recherche de profit gagnant le commun des Chinois, l’attrait pour le Falungong (notamment chez sa propre mère), etc. La fin du roman, à défaut de voler le dénouement à nos lecteurs, évoque magnifiquement cette Chine mangée par le slogan du Président Deng « Être riche est glorieux » : les deux personnages principaux, l’un muet et l’autre fou, plaçant leur corps sur la route des bulldozers venus détruire leur bloc appartement.

L’essentiel du texte se concentre toutefois sur les événements de la Place Tian’anmen, que Ma Jian reprend un jour à la fois, un détail à la fois, ce qui titille d'ailleurs parfois la patience du lecteur. Sur les événements de la célèbre Place, le lecteur accueille avec intérêt un portrait très « Ma Jian » des événements, soit critique à souhait, l’auteur n’hésitant pas à souligner les luttes intestines entre groupes d’étudiants aux projets et slogans souvent opposés les uns aux autres, les stratégies qui divisent, l’attrait pour le vedettariat chez certains leaders et la lâcheté de certains, ceux qui ont quitté la table avant la fin du repas … Le portrait des événements est donc exclusivement limité à la vision estudiantine de son déroulement, les manifestations populaires ayant soulevé beaucoup de Pékinois ou de Chinois ordinaires sont à peine effleurées. Au cœur de leurs contradictions, ces étudiants sont néanmoins dépeints comme « ceux qui ont porté l’histoire sur leurs épaules » ; en nous faisant revivre cette histoire de l’intérieur, Ma Jian réussit ici un coup de maître. À travers ce portrait très physique, touffu et parfois terrible, c’est un plus d’un demi-siècle d’histoire que l’écrivain couche sur le papier.

Bref, à la lecture de ce roman parfois à saveur de règlement de compte ou de testament politique, on a l’impression que les exilés de Tian’anmen ont encore des choses à régler entre eux. Surtout, le lecteur, Chinois ou non, est invité à ce devoir de mémoire si cher dans l’écriture de Ma Jian. L’auteur est d’ailleurs reconnu, ces dernières années, pour ses prises publiques de position à cet égard : Tian’anmen ne doit jamais tomber dans l’oubli. « When you lie inside your silent dreams, your memories press into your flesh like iron nails » (p. 313)

Aujourd’hui, en ce 20e anniversaire des événements de la Place Tian’anmen, le livre est supposé être lancé à Hong-Kong et à Taiwan. Est-ce que les Chinois s’y reconnaîtront ? Ou est-ce que l’effacement de ces événements de leur histoire commune et mémoire collective les a à jamais plongés dans un « coma » ?

Bonne lecture !

Émilie Cadieux

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