Une analyse de Charles Hudon
Le 21 décembre dernier, le Telegraph de Londres titrait : "Nous avons besoin que la Chine agisse en 'Pouvoir Responsable'". "Pouvoir responsable"… voilà un concept prometteur pour l’avenir des relations internationales. En y repensant, on en vient rapidement à se questionner sur les tenants et aboutissements d’une telle idée. Qui définit les critères à respecter afin de se qualifier à ce titre? Existe-t-il, dans le monde, un pays qui ne se croit pas responsable? J’imagine que tout est question de perspective et de priorité.
En rapport à la Chine, parler de responsabilité ne date pas d’hier. L’idée aurait d’abord été amenée, en décembre 1994, par le ministre de la Défense sous l’Administration Clinton. En conférence à l’Université de la défense de l’Armée de Libération Populaire chinoise, l’homme faisait alors remarquer que le plus grand défi qui attendait les États-Unis et la Chine en Asie Pacifique était de s’assurer que la région demeure prospère et stable. Pour ce faire, les deux géants devraient "faire preuve d’un sens profond des responsabilités."
Aujourd’hui, deux écoles de pensée se font compétition quant à l’avenir international de la Chine. La première prévoit que la Chine utilisera sa puissance montante pour se forger une place au détriment de nations plus faibles. L’autre, au contraire, croit que le développement de la Chine l’amènera à intégrer les principales institutions internationales en y jouant un rôle légitime et constructif. Cette dernière école de pensée souligne la nécessité et la pertinence d’accueillir la Chine comme nouvel acteur d’importance sur la scène internationale, en échange de quoi la Chine devrait se comporter de manière responsable.
Alors que l’Administration Bush avait évité de se prononcer clairement en faveur de l’une ou l’autre de ces théories, l’équipe d’Obama s’est montrée beaucoup plus explicite. Si plusieurs pouvaient entretenir des doutes sur la position qu’allait adopter son administration suite à son assermentation, son récent voyage en Asie sut clarifier définitivement cette question. Thème central lors de sa visite en Chine, Obama, a réitéré son souhait de voir la Chine jouer un rôle grandissant sur la scène internationale, en agissant comme un pouvoir responsable. Selon les stratèges de la Maison Blanche, il suffirait de moins de 30 ans pour voir la Chine jouer un rôle de leader international au sein du système qui fut pourtant principalement créé par les États-Unis. Cette prise de conscience amène l’Amérique à croire que la Chine aurait comme responsabilité de protéger ce système, et non de le confronter dans le but de l’affaiblir.
Le concept de "Pouvoir Responsable" intéresse la Chine. Depuis la guerre de Corée, qui fut suivie par la mise en avant d’une stratégie de containment du communisme en Asie, la Chine a mauvaise presse en Occident. Plus récemment, les événements tragiques qui survinrent sur la place Tiananmen ainsi que la crise des missiles de Taiwan de 1995-1996 n’ont rien fait pour arranger la situation. De manière plus isolée, des ouvrages tels que le Clash des civilisations de Samuel Huntington, dans lequel il présente la culture confucéenne comme un ennemi naturel de l’Occident, ou d’autres ouvrages alarmistes, tels que le Dragon en éveil, n’ont fait que mettre de l’huile sur le feu. Couronnées par une nouvelle peur d’un envahissement des produits «Made in China», ces conceptions négatives forment aujourd’hui différents aspects d’un même tout, la «China Threat Theory», vocable dont la Chine aimerait bien se défaire.
Maître des slogans accrocheurs en politique interne, Pékin éprouve pourtant de la difficulté à en trouver un qui lui serait utile à long terme sur la scène internationale. L’une des dernières trouvailles avait été le concept de 和平崛起 (heping jueqi, "peaceful rise" ou "montée pacifique"). Fort populaire pendant quelques mois, un professeur de diplomatie à l’Université du Yunnan m’avouait cependant que le gouvernement avait récemment émis une note qui recommandait aux professionnels d’abandonner l’utilisation de ce slogan. Bien que combiné à pacifique, le terme 崛起 ("montée") aurait tendance à effrayer plutôt qu’a réconforter.
Le 和平崛起 en voie de désuétude, le "Pouvoir Responsable" pourrait bien venir remplir ce nouveau vide dans les relations publiques internationales chinoises. L’appellation a bien des qualités. Dans un premier temps, elle confirme la Chine à titre de pouvoir, ce qui ne manque pas de flatter l’égo chinois. Deuxièmement, en soulignant son caractère "responsable," l’expression pourrait aider la Chine à se faire plus écouter et respecter dans la conduite de ses affaires internationales.
Idéal, n’est-ce pas?
Pas nécessairement. Ce nouveau vocable met Pékin face à un dilemme de taille. La Chine rêve depuis plusieurs années de voir son statut élevé au niveau de puissance mondiale. Ce titre vient, en quelque sorte, confirmer cette nouvelle réalité. Pékin devrait s’en réjouir, mais s’inquiète plutôt du fait que la théorie de la Chine responsable soit une théorie « Made in U.S. ». La Chine aimerait bien voir «La Chine Responsable» se limiter à une campagne de relations publiques destinée à projeter son influence sur la scène internationale. Cela reviendrait à récupérer le terme en le vidant de son contenu, à avoir le beurre et l’argent du beurre. La Chine est cependant consciente que, pour Washington, l’octroi d’un titre aussi flatteur ne vient pas sans un certain nombre de concessions.
Pour Washington, sera considéré "responsable" celui qui prendra en charge un certain nombre de responsabilités. Pas n’importe lesquelles. Pour les idéologues de la Maison Blanche, un pouvoir responsable devrait :
-Économiquement : Ouvrir son marché, libéraliser l’économie, laisser flotter sa devise afin de revoir le surplus commercial qu’elle entretient avec les États-Unis,
-Politiquement : Accélérer les réformes, démocratiser son système politique selon le modèle étasunien, octroyer plus de droits à sa population, protéger les droits de propriété intellectuelle et collaborer afin de régler les problèmes d’intérêts communs tels que l’environnement,
-Diplomatiquement : Prendre parti contre les États voyous (la Corée du Nord, l’Iran, le Soudan et la Birmanie),
-Militairement : Minimiser ses dépenses tout en faisant preuve de plus de transparence.
La vue de ces critères amène à penser que, sous couvert d’une appellation attrayante, l’idée d’une "Chine Responsable" ne soit en fait qu’une stratégie visant à modeler, contrôler, diriger et contraindre le développement de la Chine selon les désirs de Washington. Les Chinois en sont conscients, mais ne semblent pas pour autant résolus à abandonner ce concept. En guise de réplique, Pékin s’affaire à le subdiviser.
Au niveau local : Avec près d’un cinquième de la population mondiale vivant sur son territoire, la Chine met l’accent sur le fait que ses responsabilités "internationales" commencent en fait à l’échelle locale. Selon la Banque Mondiale, en 1991, 66 % des Chinois continentaux vivaient avec moins de 1 dollar par jour. À la même époque, seulement 40 % de la population d’Afrique subsaharienne partageait le même sort. Depuis 2004, moins de 10% des Chinois se trouvent dans cette situation. En Afrique subsaharienne, par contre, le ratio demeure inchangé. Alors que les Objectifs du Millénaire prévoyaient justement de s’attaquer aux problèmes de la pauvreté en Afrique, on pourrait être tenté de croire que l’Occident stagne là où la Chine a progressé de façon considérable. Responsable? Simple question de point de vue. Malgré ces résultats, à Washington, on se plaint toujours du fait que le développement à la chinoise ne soit encore que du développement pur et simple, et non du développement durable.
Au niveau régional : Si de plus amples responsabilités doivent être prises, elles devraient se limiter au cercle d’influence direct chinois. La Chine est prête à accepter le titre de "Pouvoir Responsable," mais met des bémols quant à l’étendue de son pouvoir. Face aux nombreux problèmes internes auxquels elle doit faire face, l’échelle de ses responsabilités devrait se limiter, autant que possible, au niveau régional. En tant que moteur économique de la région, cette redéfinition du concept donne beau jeu à Pékin. De façon fort discutable, la Chine peut ainsi prétendre que ce qui est bon pour elle, l’est en fait pour la région toute entière. Utiliser son influence pour sécuriser militairement la zone afin de lui offrir un environnement stable, propice à un développement économique maximisé, devient en quelque sorte une responsabilité que la Chine se doit de prendre en charge.
En Occident cependant, l’objectif légitime de travailler à maintenir une zone de paix est plutôt vu comme une tentative visant à contrebalancer l’influence de Washington en Asie. Ces manœuvres menaceraient éventuellement de déstabiliser l’équilibre des puissances à l’échelle globale, résultat incompatible avec l’objectif de maintenir le système international stable.
Au niveau international : Internationalement, la Chine se montre encore plus timide. Consciente que dans un futur rapproché, son titre de "leader du tiers-monde" risque rapidement de se transformer en "leader des pays développés," la Chine hésite à mettre en branle des réformes qui démocratiseraient durablement le système international. Ses interventions ne demeurent que très ponctuelles et Pékin ne s’implique que lorsqu’elle le veut bien. Une règle d’or subsiste : dans le doute, s’abstenir. Il est aujourd’hui beaucoup plus facile pour la Chine de ne rien faire que de s’embarquer dans des tâches qu’elle serait incapable de mener à bien. Ce manque d’initiative ne signifie cependant pas pour autant que la Chine ne se considère pas internationalement responsable.
Au plus fort de la guerre froide, par exemple, alors que la plupart des pays choisirent de s’allier aux États-Unis ou à l’Union Soviétique, la Chine préféra demeurer neutre. Des différences tant idéologiques que culturelles l’empêchèrent de s’approcher trop près de ces deux superpuissances. En fait, celles-ci étaient plutôt considérées comme des ennemis potentiels. Du point de vue de Pékin, le non-alignement semblait alors le choix le plus responsable à faire internationalement. Encore aujourd’hui, la Chine s’en tient à ce principe directeur et refuse de joindre des alliances qui s’opposeraient ouvertement à l’une ou l’autre des superpuissances.
Pour tout dire, c’est l’ensemble de la politique extérieure chinoise qui est considéré comme responsable par Pékin. Les «5 principes de coexistence pacifique» seraient garants de cet esprit noble. Ces principes directeurs, mis de l’avant par Zhou Enlai et des leaders indiens et birmans en 1953, se résument par le respect mutuel de la souveraineté et de l'intégrité territoriale, la non-agression mutuelle, la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays, par un principe d’égalité et d’avantages réciproques ainsi que par la coexistence pacifique. Sur papier en effet, il semble difficile de trouver plus responsable. De l’autre côté du Pacifique cependant, on déplore que la Chine respecte ces principes lorsqu’il lui en est commode et les ignore lorsque cela est jugé nécessaire.
Plus récemment, l’acquisition par la Chine des droits d’extraction de l’une des plus importantes mines de cuivre du monde, située en Afghanistan, suscita de vifs débats aux couleurs "responsables." Nombreux analystes soulignèrent que, pendant que l’Occident payait de son sang le prix de la sécurité mondiale, la Chine empochait.
Encore une fois, la Chine voit d’un autre œil la responsabilité en Afghanistan. Si la Chine a refusé de prendre part à l’effort de guerre en Afghanistan, c’est parce que sa politique nationale lui interdit formellement de s’impliquer militairement hors de ses frontières sous d’autres formes que celle de la participation à des forces de maintien de la paix. Pour la Chine, la sécurité passe plutôt par le commerce. En se portant acquéreur de droit d’extraction de la mine afghane d’Aynak, Pékin s’est retrouvé à injecter la plus importante somme d’argent jamais investie dans l’histoire afghane, devenant ainsi le plus grand payeur d’impôts du pays. Pékin a promis de créer des milliers de nouveaux emplois destinés au peuple afghan en plus de s’engager à construire une centrale électrique, une raffinerie de pétrole et un chemin de fer. Si l’on accepte comme prémisse qu’il n’existe pas de définition unique pour la responsabilité (la définition étasunienne), le point de vu chinois gagne une fois de plus en crédibilité.
Au cœur de cette guerre de terminologie, force est de constater que l’utilité du concept de "Pouvoir Responsable" est très limitée. Au-delà de la rhétorique, une chose est certaine. Plus la Chine se montrera capable d’accumuler des succès chez elle, plus on se montrera exigeant envers elle à l’échelle internationale. À l’heure actuelle, bien que se trouvant aux antipodes de la définition occidentale du concept, la version chinoise du "Pouvoir Responsable" se défend. Ce constat amène à penser que l’Occident devra, tôt ou tard, arrêter d’agir de manière paternaliste envers la Chine en essayant de dicter ce qu’elle devrait et ne devrait pas faire. Il lui faudra accepter que l’agenda de Pékin puisse différer du sien.
Le tumulte causé par ladite responsabilité chinoise met en évidence le fait que le monde se trouve présentement dans une période de transition. D’un monde unipolaire, où l’intérêt du groupe dominant représentait l’intérêt de tous, le monde penche aujourd’hui vers la multipolarité. En mode essais et erreurs, la communauté internationale tente d’établir de nouvelles normes qui lui permettraient de gérer l’arrivée de ce nouveau joueur qui dérange.
Le "Pouvoir Responsable" devrait cependant n’avoir qu’un impact et une durée de vie limités. Mis de l’avant par un monde qui refuse de prendre ses propres responsabilités, ce concept risque trop facilement de se retourner contre lui. Il ne serait pas surprenant de voir un jour la Chine exiger que des pays, tels que le Canada, se comportent de façon responsable internationalement. Le sommet de Copenhague nous a encore une fois démontré qu’alors que le Canada parle, la Chine, elle, agit. Bien qu’ayant refusé de joindre des traités à caractère contraignant, la Chine a déjà fait davantage pour réduire ses émissions polluantes que tout autre pays dans le monde. Elle a déjà pris une avance fulgurante dans les énergies éolienne et solaire et remplace ses vieilles centrales au charbon par des centrales plus propres à un rythme effréné. Étant déjà devenue une puissance économique, la Chine fait maintenant de réels efforts afin de verdir cette puissance. Qui dit mieux?
Peu importe l’avenir du concept de "Pouvoir Responsable," il semble clair qu’à mesure que la Chine se développera et gagnera en assurance sur la scène internationale, les domaines où ses intérêts divergeront d’avec ceux des États-Unis se feront plus nombreux. Reste à savoir si ce sera pour le meilleur… ou pour le pire.
Charles Hudon, à Kunming
2 commentaires:
Article très intéressant et très approfondi.
le terme 和平崛起 est très symbolique oui...
Réflexion très utile...et beaucoup trop rare !!! en effet une tautologie US de plus...puissance responsable ! Y compris dans l'énoncé de leurs propres critères on ne sait si les USA ont été et sont toujours ...responsables ! Comme vous le dites il faudrait que Washington accepte enfin que la Chine soit "indépendante" ! Si jamais Washington peut l'accepter !!! Rien n'est moins sûr car cela fait plus de 60 ans que la Chine sert de prétexte à la politique Intérieure US et à ses tiraillements. Responsable ? Pourquoi pas ? Mais, ce serait à nouveau un camouflet...pour une Amérique confrontée à une crise intérieure et extérieure. Cf. l'excellent ouvrage Viltard Yves : La Chine américaine ! Belin
Bien cordialement
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