mercredi 20 janvier 2010

Chine, ANASE, Asie de l’Est : les temps changent…

Une analyse de Charles Hudon

« La création de l’ANASE se veut une forme déguisée d’encerclement militaire...le fruit le plus lamentable de l’impérialisme antichinois ».

Le Quotidien du peuple 12 août 1967

Un peu plus deux semaines après l’arrivée de la nouvelle année, rien n’avait encore changé dans le sud de la Chine. Le prix d’un kilo d’oranges oscillait toujours autour des 3 RMB (autour de 50 sous), un kilo de tomates se vendait toujours à peu près 4 RMB… Tout semblait normal, les marchands ne paraissaient pas particulièrement préoccupés. Même s’ils l’avaient été, cela aurait-il vraiment changé quelque chose?

Le premier janvier 2010 marquait l’entrée en vigueur d’une vaste zone de libre-échange qui unit dorénavant la Chine aux dix pays de l'Association des Nations du Sud-est asiatique (ANASE). L’accord devrait permettre à la Chine de sécuriser davantage son accès aux ressources naturelles de cette région tout en facilitant l’exportation de sa production manufacturière. Dans les provinces du sud par contre, on s’inquiète des impacts qu’aura, à court terme, la création de cette nouvelle zone sur l’économie locale. En facilitant l’importation de produits agricoles en provenance de la Thaïlande, du Vietnam, de la Malaisie et de la Birmanie, l’accord risque d’avoir des effets néfastes sur les petits producteurs, qui représentent encore une proportion importante de la population totale de provinces comme le Yunnan et le Guangxi.



L’accord ayant déjà été amplement couvert, il ne sera pas question ici de le détailler en long et en large. Je me propose plutôt de discuter d’une vision plus large vers laquelle pourrait un jour mener l’accord : l’intégration régionale, la création d’une communauté est-asiatique. Liée par un réseau croissant d'échanges économiques et financiers, l’Asie du Sud-est est à la recherche d'une identité commune qui lui permettrait de transformer son succès économique en influence politique sur la scène internationale. La création de la zone de libre-échange ANASE-Chine s’inscrit dans ce long processus de convergence. Une intégration économique réussie permettrait de faire un pas de plus vers la création d’une communauté est-asiatique.

Communauté est-asiatique

Depuis la fin de la guerre froide, deux tendances contradictoires tiraillent l’État- Nation: sa fragmentation en composantes ethniques ou sa dissolution au profit de regroupements régionaux plus vastes. En Asie de l’Est et du Sud-est, la première partie de l’affirmation est bien présente. Les pressions sécessionnistes des Moros aux Philippines, celles des Ouigours et des Tibétains en Chine ainsi que celles en provenance de groupuscules musulmans situés dans le sud de la Thaïlande en témoignent. D’un autre côté, le processus qui confirmera la validité de la deuxième partie de celle-ci est déjà entamé. Bien que l’union politique ne demeure qu’une hypothèse lointaine, la crise financière, en exposant les dangers liés à une dépendance excessive aux marchés américains et européens, pourrait amener les élites asiatiques à faire un bond supplémentaire dans cette voie. L’année dernière, en pleine course électorale japonaise, c’est dans cette optique qu’Yukio Hatoyama fit de l’intégration régionale un thème central de sa campagne. Maintenant au poste de Premier ministre, Hatoyama utilise tout le poids de sa fonction pour promouvoir l’idée.

Une question de confiance

Établir un niveau de confiance raisonnable entre les acteurs représente le principal défi qui se dresse sur la route de l’intégration. Pour plusieurs, l’idée d’une communauté est-asiatique rappelle de mauvais souvenirs. En effet, il y a plus de 60 ans, c’est par les armes que les Japonais ont tenté d’imposer la création de la « sphère de coprospérité de la grande Asie orientale. » Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’idée disparut naturellement des écrans radars asiatiques.

Il faut attendre 1990 pour voir le projet refaire concrètement surface. À l’époque, le Premier ministre malais faisait la promotion d’une communauté économique est-asiatique, proposition qui ne fit que très peu de vagues. Quelques années plus tard, la crise asiatique amena les pays de la région à reconsidérer le projet. La crise fit prendre conscience aux pays asiatiques de la réalité régionale qui les unissait. Ce phénomène devint particulièrement observable lors des pourparlers traitant de la création d’un éventuel marché commun qui unirait la Corée du Sud, la Chine, le Japon et les pays de l’ASEAN. L’idée d’instaurer une monnaie commune asiatique fut même soulevée. Les mois qui suivirent la crise amenèrent la création du premier sommet ANASE+3 (Chine, Japon, Corée du Sud), ce qui mena à la signature de nombreuses ententes bilatérales visant à faire la promotion de la collaboration régionale à long terme. Depuis lors, l’idée n’a fait que progresser. Optimiste, l’ANASE s’est donnée comme objectif de voir la communauté est-asiatique voir le jour au tournant de 2015.

Le temps ayant en grande partie dissipé les craintes face aux visées hégémoniques japonaises, les regards se tournent aujourd’hui vers la Chine. La menace prend une nouvelle forme. La Chine ne soutient officiellement plus les guérillas armées d’Asie du Sud-est depuis 1978, mais c’est maintenant son poids économique et politique qui menace de faire de l’ombre aux plus petits acteurs régionaux. Au Sud, le problème d’asymétrie croissante inquiète.

La Chine n’a jamais été trop chaude à l’idée de céder une partie de sa souveraineté à une entité supra nationale. Avec une population comptant pour plus de 65 % de celle de la communauté est-asiatique proposée et un territoire couvrant 68 % de sa superficie totale, pourquoi devrait-elle se soumettre à qui que ce soit? Bien que la taille des économies chinoises et japonaises soit comparable, une réalité les distingue : le Japon se retrouve en stagnation depuis déjà plusieurs années alors que la Chine a à peine été affectée par la crise économique mondiale. Avec une croissance économique qui dépasse encore les 8% en 2009, la Chine sert aujourd’hui de bouée de sauvetage aux économies de la région tout entière. Pour la Chine, la communauté envisagée devrait donc être constituée uniquement des pays de l’ASEAN+3. Au point de vue décisionnel, il n’est bien entendu nullement question de procéder selon la logique d’un pays, un vote. Cette façon de faire garantirait à Pékin que l’éventuelle union des économies asiatiques place la Chine en son centre.

Face à la montée en force de ce pouvoir qui exige une redéfinition de l’équilibre des puissances, les théories de relations internationales proposent généralement deux solutions :

« Seuls ou alliés à d’autres, les acteurs peuvent s’efforcer d’assurer leur sécurité en recherchant l’équilibre avec la puissance émergente, la refouler ou, si nécessaire, entrer en guerre avec elle pour la vaincre. Au contraire, ils peuvent s’allier à elle, se mettre d’accord avec celle-ci et adopter une position secondaire ou subordonnée vis-à-vis elle dans l’espoir de voir leurs intérêts clés protégés. »

À la vue de ce dilemme de taille, il semble que les pays de l’Asie de l’Est et du Sud-est aient choisi d’opter pour une solution qui leur est propre. Les jeux d’alliance et d’endiguement se feront à l’intérieur d’un cadre coopératif. Cette situation débouche sur une partie de bras de fer qui vise à déterminer sous quelle forme s’exercera le leadership au sein de la zone projetée. La méfiance règne…

Le Japon

Pour le Japon, la communauté est-asiatique ne devrait pas se limiter à l’ANASE+3, mais devrait plutôt inclure les pays de l’ANASE+3+3 (appellation qui comprend les pays de l’ANASE+3, en y ajoutant l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Inde). Ayant visiblement abandonné l’idée de jouer un rôle hégémonique dans la future région, le Japon s’efforce de diluer l’influence chinoise. L’ajout de l’Inde et de l’Australie créerait une dynamique de multipolarité où des prétentions unilatérales pourraient facilement être renversées par de simples jeux d’alliances. Ce faisant, le poids de joueurs de deuxième catégorie, tels le Laos ou le Cambodge, se verrait valorisé, réglant en partie les problèmes d’asymétries craints par plusieurs.

Le Japon est cependant prisonnier de son passé. Depuis 1945, en matière politique étrangère, de diplomatie et de défense, le Japon est fortement tributaire des politiques étasuniennes à son égard. Pendant de nombreuses années, le Japon a largement bénéficié de cette alliance. Celle-ci lui est cependant de moins en moins profitable. À peine quelques jours après avoir pris le pouvoir, Hatoyama affirmait vouloir renégocier les termes de l’entente qui l’unit aux États-Unis afin d’orchestrer un rapprochement avec l’Asie. Voyant avec quel zèle Hatoyama s’affairait à faire la promotion de cette organisation exclusivement asiatique, les États-Unis auraient remis à l’ordre leur partenaire nippon. C’est suite à ces événements qu’Hatoyama aurait déclaré, à demi-mot, qu’il n’excluait pas la possibilité d’inviter les États-Unis à se joindre à l’organisation.

C’est sur cette mention à l’Amérique que Pékin dépense le plus d’énergie afin de démontrer l’irrecevabilité de la proposition japonaise. Mauvaise foi ou lecture erronée, les arguments chinois font difficilement contrepoids aux engagements répétés qu’Hatoyama pris par la suite dans de nombreux forums asiatiques officiels où il répétait son souhait de voir la création d’une communauté Est-asiatique entre les pays de l’ASEAN+3+3. D’autres indices laissent présager que le Japon tente présentement de se sortir de l’orbite étasunienne, situation qui devrait amener la Chine à revoir son argumentation si elle veut contrer le projet japonais de l’ASEAN+3+3.

À titre d’exemple, en octobre dernier, Hatoyama annonçait que son pays mettrait fin, dans l'océan Indien, à ses missions de ravitaillement des forces américaines intervenant en Afghanistan. Quelques semaines plus tard, Tokyo officialisait ses intentions de forcer les 8000 soldats américains stationnés à Okinawa à quitter l’île. L’affirmation fut prise très au sérieux par la Maison Blanche, qui déclara que de tels agissements porteraient sérieusement atteinte à l'alliance qui unit les deux pays.

Ces efforts tendent à démontrer une réelle volonté de prendre des distances face au pouvoir étasunien. Bien entendu, si le Japon s’éloigne des États-Unis, ce n’est pas pour se retrouver à nouveau vassalisé par un autre pouvoir. La Chine devrait comprendre que les tentatives japonaises visant à contrebalancer son pouvoir au sein de la future Communauté est-asiatique ne représentent pas un geste en provenance d’un valet de l’Empire, mais plutôt d’un pays qui tente de retrouver un certain niveau de neutralité et d’indépendance. Pékin aurait tout intérêt à développer des liens de confiance avec son ennemi d’hier pour tenter de l’attirer au maximum dans son orbite plutôt que de jouer la carte de la méfiance, qui ne peut que favoriser indirectement les États-Unis.

L’ANASE

L’acte le plus surprenant dans cette guerre d’influence que se livre les membres de la future Communauté est-asiatique vient définitivement de Singapour. Le 3 novembre dernier, Lee Kuan Yew, ancien président de Singapour et père fondateur de la Nation, surprenait tout le monde avec des propos audacieux. Dans le cadre d’une allocution prononcée lors des célébrations entourant le 25ième anniversaire de la création du « États-Unis/ASEAN Business Council », Lee prenait tout le monde par surprise en incitant vivement les États-Unis à rester engagés militairement en Asie afin de contrebalancer l’influence chinoise. Selon celui que plus d’un considère être l’un des hommes politiques les plus influents d’Asie du Sud-est, il serait de plus en plus difficile de croire que le déploiement de la marine chinoise en mer de Chine ne soit qu’uniquement tourné vers Taiwan. Lee soulignait, par exemple, que la flotte chinoise pourrait facilement servir à s’emparer par la force des îles Spartly et Paracel. Afin de bien se faire comprendre, Lee avertit les États-Unis qu'ils risquaient de perdre leur position de leader mondial s’ils ne restaient pas engagés en Asie afin d'équilibrer le pouvoir militaire et économique de la Chine. Dans un élan d’honnêteté rarement vu en diplomatie internationale, Lee affirmait que «la taille de la Chine rend impossible pour le reste de l'Asie, y compris le Japon et l'Inde, de contrebalancer son poids avant au moins 20 à 30 ans. Nous avons donc besoin de l'Amérique pour rétablir l’équilibre».

L’importance de ce genre de commentaires n’est pas à prendre à la légère. Loin de représenter l’opinion d’un individu isolé, ces paroles devraient plutôt être considérées comme l’expression à voix haute des craintes que plusieurs pays membres de l’ANASE entretiennent à voix basse. Le prix à payer pour exprimer de pareilles inquiétudes étant trop élevé pour plusieurs petits pays de la région, on peut supposer ces dires soient assez représentatifs de l’humeur générale du groupe.

Malgré le fait que les propos de Lee ne soulignent principalement que les inquiétudes militaires, cela ne signifie pas pour autant qu’au niveau économique, l’harmonie règne. L’Asie du Sud-est craint de voir ses emplois à faible valeur ajoutée disparaître au profit des usines chinoises et sur ce tableau, les États-Unis ne peuvent rien y faire (ou si peu). Alors que les idéologies se meurent, les amis s’achètent, ce qui devrait éventuellement avantager grandement la Chine.

Ceux qui se sentiraient pressés à l’idée de voir naître cette nouvelle entité intégrée auraient intérêt à se rappeler l’histoire de l’Union européenne. Avant de prendre la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, l’Europe a dû traverser près de 60 ans de tumultes, et son histoire est loin d’être terminée. En Asie de l’Est, des différences en termes de système politique, de niveau de développement économique et bon nombre d’animosités historiques en suspens devraient rendre la tâche encore plus difficile.

Les signes incitants au positivisme sont cependant nombreux. Le 24 novembre dernier, Chen Deming, ministre du Commerce chinois, annonçait son désir de pousser les pourparlers en vue de la mise sur pied d’une zone de libre-échange Chine-Japon-Corée. En 2008, le Japon et l’ANASE s’entendaient sur la création d’une future zone de libre-échange qui les unirait, alors que c’est déjà chose faite entre l’ANASE et la Corée du Sud. À mesure que l’intégration économique s’amplifiera dans la région, la distance et les difficultés qui les sépareront de l’intégration politique s’amoindriront.

De l’autre côté du Pacifique, il est à prévoir que l’Oncle Sam tentera de s’immiscer au meilleur de ses capacités dans ce processus d’intégration. Bien que les États-Unis soient bel et bien en perte d’influence dans la région, ils peuvent toujours compter sur des accords de libre-échange les unissant à la Corée et à Singapour et sur la conclusion prochaine du même genre d’accord avec la Malaisie et la Thaïlande. De plus, les États-Unis entretiennent des liens militaires avec la Thaïlande, les Philippines, Singapour et la Malaisie et reprennent tranquillement contact avec l’Indonésie. Enfin, l’APEC et la Commission trilatérale pourraient aussi lui venir en aide. Il ne faut cependant pas oublier qu’avant de vouloir essayer d’aider ses partenaires asiatiques, l’Amérique devra d’abord améliorer sa situation financière, car elle n’arrivera à convaincre personne si elle n’en a pas les moyens financiers.

Charles Hudon, à Kunming

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