vendredi 18 septembre 2009

Comment devenir un universitaire tout-puissant dans la Chine post-Tiananmen: l’exemple du parcours de Wang Hui ou les cinq clés du succès



Un parcours sans faute au sein du système universitaire chinois, des séjours prolongés dans les institutions phares des États-Unis, une masse touffue de publications en anglais et en chinois, un rôle actif dans la vie intellectuelle chinoise ainsi qu’une plume qui ne laisse personne indifférent sauf les censeurs du parti communiste sont les clés du succès pour l’universitaire chinois d’aujourd’hui. Avis aux intéressés.


Wang Hui (汪晖), professeur de littérature chinoise de l’université Tsinghua, s’intéresse aux différentes narrations de la modernité proposées par des penseurs chinois depuis la dynastie Song. Vous me suivez? Son auditoire cible se compose de jeunes étudiants férus de philosophie et de théoriciens occidentaux carburant aux nouvelles manifestations de la postmodernité. Pour la plupart des Chinois, Wang Hui n’est donc qu’un autre de ces illustres inconnus, un intellectuel à l’ego fort mais sans grande utilité.

Paradoxalement, l’universitaire jouit d’une réputation enviable au sein de la communauté universitaire internationale. Selon la revue Foreign Policy, Wang fait partie des 100 intellectuels publics les plus influents du monde en 2008. Pour donner un petit aperçu de la liste, Wang Hui y côtoie le philosophe montréalais Charles Taylor, l’écrivain à succès Malcom Gladwell qui vient de publier The Outliers et le chef du parti libéral du Canada, Michael Ignatieff. Du côté chinois, certains reconnaitront l’économiste Fan Gang et l’éditrice du très pertinent magazine d’affaires publiques Caijing Hu Shuli.

Certes, Wang Hui n’a pas de talk-show à la Oprah et fait très peu dans la vulgarisation. Il ne lie sa voix avec aucune victime de la dureté du régime (Hu Jia, Liu Xiaobo…). Bref, Wang ne fait ni dans le populaire, ni dans la dissidence. Il est avant tout un universitaire de première classe publiant incessamment sur une variété de sujets allant du scientisme à la problématique de l’indépendance tibétaine, de la philosophie de Kang Youwei aux conditions de simples ouvriers, le tout en se référant a des modèles théoriques complexes empruntées aux courants les plus progressifs de littérature comparée.

La thèse que je soutiens ici est que la construction de l’influence universitaire en Chine est de plus en plus basée sur un système de méritocratie à l’Occidental. En tout état de cause, Wang Hui est un bon exemple d’un nouveau type d’intellectuel qui a émergé dans la Chine d’après 1978. Professionnellement consacré par son poste à Tsinghua et ses nombreuses reconnaissances nationales et internationales, Wang Hui a le parcours typé de l’universitaire convoité par les institutions universitaires chinoises :1) une formation partielle en Occident, préférablement aux États-Unis; 2) un rayonnement à l’étranger; tout en maintenant; 3) un rôle actif sur la scène intellectuelle en Chine continentale; 4) une ligne de pensée qui tout en demeurant critique de la situation présente, ne chamboule pas trop le parti et ne l’attaque pas de front; 5) une capacité à créer la polémique au sein de la communauté intellectuelle chinoise.

Wang Hui nait en 1959 à Yangzhou dans la province du Jiangsu. Il débute sa formation universitaire dans sa province puis rejoint l’Académie chinoise des Sciences Sociales (CASS) de Pékin en 1985. Sous la direction de Tang Tao, grand spécialiste de littérature chinoise, il y complète un doctorat sur l’œuvre de Lu Xun. Durant ses années à Pékin, Wang explore différentes approches disciplinaires (histoire, philosophie, littérature) et se familiarise avec certaines théories occidentales (postmodernisme, postructuralisme). La communauté intellectuelle chinoise est alors en pleine ébullition et Wang Hui, comme ses camarades de classe, profitent avantageusement des nouvelles traductions disponibles sur le marché chinois. En 1988, il termine son doctorat et devient chercheur permanent du CASS, centre renommé de recherche en sciences sociales et en littérature. Durant le printemps 1989, il prend part aux démonstrations sur la place Tiananmen comme la plupart de ses collègues de la CASS.

Après le massacre du 4 juin, une période de répression s’ensuit au sein de l’intelligentsia chinoise. Plusieurs jeunes chercheurs sont alors ouvertement critiqués pour leur attitude trop libérale. Un article de Wang Hui publié quelques mois plus tôt refait surface. On accuse le chercheur d’excès bourgeois. La rééducation est imminente.

Malgré un séjour forcé d’un an au Shaanxi, Wang réintègre facilement les cercles universitaires en 1991 et obtient l’année suivante, la très prestigieuse bourse de l’institut Harvard-Yenching en études chinoises. Il se rend alors à Harvard et à UCLA où il complète un post-doctorat.

Ce sera le début d’une série de séjours à l’étranger qui amènera Wang Hui à se familiariser davantage avec le milieu universitaire occidental. Voilà donc le deuxième ingrédient important à la montée d’influence d’un intellectuel chinois : sa capacité de transcender les frontières de la Chine et de participer à des débats qui dépassent les frontières linguistiques et territoriales chinoises. Durant les années 90 et le début des années 2000, Wang Hui participe à des conférences aux États-Unis, en Allemagne, en Angleterre, en France, à Singapour à Hong Kong et au Japon.

Rapidement, l’intérêt intellectuel qu’il suscite à l’étranger (à l’extérieur des réseaux de la sinologie) lui permet de publier dans des revues importantes de littérature comparée telles Social Text et Boundary2, deux publications de l’université Duke. En 2003, Harvard University Press publie deux de ses essais sous le titre China’s New Order. D’autres publications plus grand public emboitent le poids. Le Monde diplomatique reproduit des versions écourtées de ses essais phares. À l’automne 2006, le New York Review of Books publie un long article sur Wang Hui le présentant comme the China’s New Leftist. Des journaux académiques à la presse plus grand public, la pertinence du travail de Wang Hui est saluée par les commentateurs non-Chinois.

Hyperactif en Chine

Wang Hui ne dit cependant pas adieu à la scène intellectuelle chinoise. Malgré ses séjours prolongés à l’étranger, Wang Hui inonde les revues académiques et maisons de publication chinoises de ses nouvelles études. D’une part, Wang Hui demeurera jusqu'à ce jour, chercheur dans des institutions universitaires de Pékin. Il sera tour à tour chercheur à la CASS, puis à partir de 2002, professeur au département de littérature chinoise de l’université Tsinghua.

D'autre part, Wang Hui occupe un rôle de leader au sein de l'espace public. Parallèlement à sa carrière de chercheur, il fonde, avec deux amis spécialistes de littérature chinoise, un nouveau journal académique indépendant. Xueren (Le savant) naît en 1991 avec comme visée la redécouverte du monde de la connaissance chinoise. L’engagement de ses éditeurs est évident : ils financent eux-mêmes en partie sa publication jusqu’à sa fermeture en 2001. Peu lu à l’extérieur des réseaux universitaires, la revue obtient tout de même un certain succès au sein de la communauté intellectuelle. Elle propose de longs articles touffus sur des questions pointues, bien loin de toute question politique sensible. Dès sa fondation, Xueren devient l’un des vecteurs de diffusion des études nationales (guoxue) en Chine. Elle offre un havre de réflexion pour plusieurs chercheurs toujours perturbés par la brutalité de 1989.

En 1996, Wang Hui est nommé éditeur d’une des revues de proue de la vie intellectuelle chinoise, Dushu (Lire 读书). Fondée en 1979, la revue a déjà vu une série d’illustres intellectuels à sa tête. Wang Hui a une ambition : faire de cette revue, un centre phare de la recherche académique (ce qu'elle n'est pas à l'époque) tout en préservant les éléments qui ont fait sa gloire : une plume élégante et soignée. Comment décrire Dushu? Non pas un journal académique, ni non plus un magazine d’actualité, elle ressemble à un croisement entre le New York Review of Books et Harper’s . Elle permet la publication d’articles sur des personnalités connues des cercles universitaires, mais regroupe aussi des articles plus pointus sur la philosophie, la sociologie, la littérature et l’économie. Sous la main de Wang Hui et de Huang Ping, son coéditeur, Dushu deviendra, durant la deuxième moitié des années 90, une avenue intellectuelle étiquetée nouvelle-gauche. En même temps, elle devient une revue de plus en plus lue. Wang Hui lui-même estime alors la circulation à plus de 100 000 examplaires. À la fin des années 90, l’éditeur et la revue ne sont devenus qu’un.

En 2000, lorsqu’un prix de la fondation Li Kai-shing en collaboration avec la revue Dushu est attribué à Wang Hui, les langues se délient. (Pour une version complète de la saga, lire l'excellent article de Xu Youyu ici. L’apparence de conflit d’intérêts provoque des réactions moins qu’élogieuses dans différents médias électroniques qui accusent Wang Hui de profiter de son statut d’éditeur pour s’auto-octroyer un prix.

«Comment peut-on faire partie du jury d’un prix et s’auto-nominer et finalement gagner ce même prix? « se demandent certains. «Quelle arrogance pour un critique de la corruption institutionnalisée de faire preuve de si peu d’éthique! «, décrient d’autres. Le rayonnement du travail de Wang Hui aux États-Unis est rapidement pris à parti. «Pourquoi remettre un prix censé reconnaître l’excellence d’universitaires chinois a un intellectuel qui n’y passe que la moitié du temps «, s’enrageant des jeunes blogueurs. Le scandale dérape rapidement en un procès d’intention. Le scandale s’estompe lentement, mais en évidence la difficile réalité intellectuelle chinoise.

A l’été 2007, lorsque les Presses Sanlian lui retirent son poste d’éditeur de Dushu, plusieurs se réjouissent de la fin du règne de celui qui avait apparemment dirigé la revue dans une direction trop académique et factionnelle. Les partisans de Wang lient cette décision à une volonté de réduire l’influence (pouvoir public) de l’universitaire et de la nouvelle gauche chinoise.

Malgré ce revers amèrement encaissé par Wang Hui, la carrière professionnelle de celui-ci n’est pas heurtée par cette décision apparemment politique. Wang ne perd pas son emploi à Tsinghua et continue à circuler comme bon lui semble entre la Chine, l’Europe et les États-Unis.

Certains lecteurs de cette entrée se demanderont sûrement ce qu’il y a de si exceptionnel dans la trajectoire de Wang Hui. N’est-ce pas la même chose en Amérique du Nord? Ne louangeons-nous pas aussi les diplômés des Ivy Leagues et les universitaires hyperactifs qui multiplient publications, direction de revues et autres? Ce qui est différent en Chine est que de tels impératifs académiques sont non seulement nouveaux, ils sont aussi combinés à une culture intellectuelle toujours mal adaptée aux transformations rapides de ses rangs. Ainsi, la plus grande autonomie des cercles universitaires face à la classe dirigeante n’est pas précisément balisée. Les limites à ne pas dépasser sont toujours ambigües. Ainsi le mérite ne suffit pas pour survivre et réussir au sein de la communauté universitaire chinoise. Il faut aussi faire preuve d’ingéniosité et de capacités d’adaptation aux normes sociales toujours changeantes au sein de l’espace public chinois. Jusqu’ou critiquer? Comment révéler les faiblesses du régime sans l’attaquer de plein fouet? Là est la carte mystère pour tout intellectuel public en Chine.

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